1

Au large de Groix, le thon donnait avec abondance, et nous tenions la mer depuis plus d'une semaine. Dans la barque, aux deux tangons abaissés jusqu'au bordage, chacun surveillait, en silence, ses lignes. C'était la fin du jour. L'homme de barre, Gwaronn, mon matelot mort noyé l'an passé, -- pour chasser la fatigue et le sommeil chantait. Sa voix montait claire dans le silence de ce crépuscule d'été.

 

Tu seras pauvre, disait-il, et durant toute ta vie,
Si tu es riche jamais, ce sera dans l'éternité;
Cependant prends courage, si tu es pauvre, sois content,
Car une bonne conduite est meilleure que l'argent.
Pauvreté du fils de l'homme que tu es belle ...
Pour suivre le monde n'abandonne pas ton Dieu.

 

2

Ce chant me troublait. Pour chasser l'émotion qui me gagnait, je bourrai une pipe et j'appelai : "Gwaronn ! Gwaronn ! "

--- Petra ? (quoi ?) et il me regardait de ses bons yeux d'enfant candide, où l'on retrouvait la couleur indéfinissable des vagues.
--- Tu vas dormir sur la barre, voyons ! Raconte-nous l'histoire de ton voeu à Sainte Anne.
--- Mon voeu ! mon voeu ! Mais je te l'ai racontée plus de dix fois déjà !
--- Jamais de la vie ! Et aucun de ceux-ci ne la sait.
--- Naren, Naren ! (non, non !), firent-ils, en se rapprochant. Racontez, Gwaronn.
Gwaronn ne se faisait jamais prier pour une histoire. Outre que cela, lui permettait de passer agréablement une partie de ses quatre heures de veille, il adorait conter, et l'une de ses joies était de se voir entouré d'auditeurs empressés d'écouter.

3

Et je vais vous traduire l'histoire que nous récita, en langue bretonne, Gwaronn le marin superbe, à deux cent milles de la côte natale, devant les visages pensifs de ces grands enfants que sont mes frères les pêcheurs. Au vent et sous le vent, autour de nous, les thons fôlatraient, bondissant hors de l'eau pour replonger ensuite; la nuit lente et douce rampait vers nos voiles, si douce qu'on aurait désiré qu'elle ne s'achevât jamais. Et soudain écartant un nuage, la lune triomphale illumina la mer. Gwaronn parlait :" A cette époque-là, fils, commença-t-il, en se tournant vers moi, je naviguais au long cours, un chien de métier ! Aujourd'hui, j'ai quarante-sept ans, j'étais sur mes vingt-cinq alors. Il s'appelait Suffren, notre trois mâts ; pour filer vent arrière, il n'y en avait pas deux comme lui de Bretagne à Brest.

 

4

Malheureusement, l'équipage ramassé à la hâte, ne valait pas une chique: des Rochelais, des Mokos (méridionaux), et trois Normands pour finir. Le capitaine, il est vrai, était né à Concarneau, mais ses parents venaient de Toulouse. Ainsi j'étais à bord le seul Breton. N'ayez pas peur : je ne suis pas paré de recommencer à naviguer dans ces conditions-là.

De Liverpool, nous devions tout d'abord nous rendre à Lisbonne, pour compléter notre chargement, avant de faire route sur le Chili. Quand nous partîmes, c'était un jour pareil à celui-ci. Une petite brise seulement, et elle soufflait du Sud-Ouest, ce qui nous obligeait à louvoyer.

Vous connaissez les manières des longs- courriers. Il y avait quelque temps déjà que nous étions à Liverpool, et naturellement, comme on avait de l'argent, on en profitait. La grande bordée eut lieu le matin du départ; et tous nos hommes, ou à peu près, avaient été ramenés à bord magnifiquement saouls. Vaille que vaille, on établit la voilure, on démarra, et en route.

5

Il n'était peut-être pas ivre tout à fait, le capitaine, mais lui non plus ne s'était pas privé de faire le jeune homme, en compagnie de ses officiers, et ils avaient tous du vent dans les voiles, comme on dit. Tout le temps que dura l'appareillage, il jura et sacra, dans toutes les langues de l'Ouest, contre ces "ivrognes" de matelots qui ne se rendaient pas assez vite à la manoeuvre. Seulement, une fois sortis du port, sa bonne humeur lui revint. Il faisait beau, n'est-ce-pas ? Et il autorisa : "Vous pouvez boire un coup à présent pour vous rafraîchir ". Je vous réponds que l'on ne se fît pas dire deux fois.
Lui-même, d'ailleurs, descendit dans la chambre, en appelant le cambusier. Et cinq minutes après, j'entendais les bouchons de champagne sauter.
Moi j'étais de quart sur le bossoir, c'était mon tour. Je restai donc là à faire les cent pas, tandis que les autres bambochaient. Il ne faut pas dire que cela n'arrive jamais sur les navires de commerce, d'avoir un équipage à moitié parti pour la gloire.

6

Mais puisque ceux-là avaient déjà avalé plus que leur compte à terre, on aurait bien pu les laisser cuver leur vin, tranquilles.


Oui, je connais ton idée, fils, continue Gwaronn, en me voyant sourire, tu te demandes pourquoi, de tout l'équipage, ton vieux Gwaronn était "à jeun". C'est vrai qu' un litre de vin ne me fait pas peur. Mais cette fois-ici je vais te dire une chose. Aussitôt touchée, ma prime je l'avais envoyée à la maison, à ma mère, et je n'avais pas un liard en poche. On n'a pas besoin d' argent, quand on part en campagne pour quatre mois : il n'y a pas de tavernes au bord des chemins de la mer.
Donc, j'avais l'oeil au bossoir, comme de juste. Et je vis que le vent tournait, tirant sur l'Ouest pour commencer, puis vers le Nord."Mauvais signe !" criai-je aux autres qui descendaient d'arranger les voiles. Mais eux se moquaient de moi, et, vive la joie, continuaient à boire.

 

7

Mais ils me crièrent :
" Eh ! oiseau de malheur, viens donc par ici trinquer avec nous ! "
" Trinquer , fit un autre, penses-tu ? Il est en train de chapeleter à sa Sainte Anne, le Breton."
Et de rire alors, et de lancer bourde sur bourde à mon adresse, sur Sainte Anne et les Bretons.
" Allons, je leur dis, vous n'avez pas lavé vos bouches encore ce matin".
"Farceur ! c'est toi qui as oublié de rincer ton gosier ! Viens-y, c'est du bon !"
Et ils recommencèrent, comme je refusais, à dire de mauvaises choses sur Sainte Anne.


Fils, le Bon Dieu est bon, c'est sûr; seulement il a beaucoup d'ouvrage avec le monde, alors il ne peut pas toujours s'occuper de chacun dans son besoin. Mais Sainte Anne, elle, n'a que les Bretons à surveiller et parmi les Bretons, c'est du côté des marins qu'elle regarde le plus. Aussi, quand j'entends mal parlé de Sainte Anne en mer, je n'aime pas ça. Voilà pourquoi, un autre étant venu me relever de ma faction, je passai au milieu d'eux et je grognai :
"Fermez vos bouches, animaux, ou bien il tombera du malheur sur ce bateau-ici. Du reste, ils ne m'entendirent pas.

8

Le lieutenant de quart, ému par la bonté du champagne, et l'oeil humide, cherchait la Polaire à travers les cieux, toujours en vain. Il me demanda d'un ton confidentiel :
"Dans quel hémisphère pensez-vous que nous soyons, mon vieux ? "
Arrivé dans la chambre, j'en parlai au capitaine : "Où nous sommes ? grommela-t-il. Nous sommes par le travers des Sorlingues, et va te coucher ! Je n'ai jamais vu personne d'aussi saoul que toi." Et il s'affala sur un banc pour dormir. J' eus beau insister sur l'état de la mer, l'ivresse de l'équipage, je ne pus obtenir de lui autre chose qu'un sempiternel " Par le travers des Sorlingues...Par le travers des Sorlingues,que je te dis ! " Aller me coucher, c'était vite dit. Mais comment dormir sur un navire chargé d'hommes saouls, quand la tempête arrive derrière, au grand galop. Je résolus de veiller toute la nuit; sur le pont c'était la même chose toujours:ceux qui ne buvaient plus,pêle-mêle,dormaient, quant au bateau, je vous assure qu'il allait de l'avant.
Brusquement, la rafale creva sur nous. Les lames sifflèrent, les flèches plièrent. Le trois-mâts piqua du nez et se mit à fuir sauvagement. Songez qu'il avait encore presque toute sa voilure ! J'allai chercher le mousse :" Viens carguer les voiles avec moi, garçon. "


9

L'enfant était brave; pour son malheur il obéit. A nous deux, non sans peine, nous vînmes à bout du grand perroquet. Mais comme nous allions monter au mât de misaine, le navire fit une embardée terrible et la vague embarqua presque de travers. A peine eus-je le temps de crier : "Tiens bon ! " et de me cramponner aux haubans, que je vis le pauvre mousse emporté par la trombe furieuse, en compagnie de quelques-uns des ivrognes qui encombraient le pont. Et je ne pouvais, les larmes aux yeux, que jeter une bouée au malheureux petit.
Que vous dirai-je encore ? Pendant une partie de la nuit nous luttâmes, jusqu'au moment où, les flèches cassées, les voiles en lambeaux, et le gouvernail enlevé pour finir, un craquement retentit sous la coque.

10

En même temps, on apercevait sous le vent à quelque distance, un feu de terre. Nous étions sur les rochers.
Je sautai dans la cale pour examiner le dégât. C'était la fin, plus rien à faire; il fallait abandonner le navire; dans quelques heures, il coulerait à pic... Revenu sur le pont, je ne pus que croiser les mains de désespoir : les maudits avaient essayé de mettre la chaloupe à l'eau et un coup de mer l'avait emportée...

Fils, je te dis ceci : le désespoir ne sert à rien. Et le mien ne dura guère. Criant aux autres : " Parez-moi la ligne de sonde ! Je marchai vers l'arrière pour parler au capitaine. Il était assis contre le rouf, se retenant d'une main au panneau, et de l'autre... égrenant son chapelet. Je me plantai devant lui : "Eh bien ? On dit son chapelet à présent, quand c'est l'heure de commander et d'agir ? Quand c'était l'heure de prier, on sacrait, et on jurait, et on buvait. Aie pas peur, sacré ivrogne ! Il va t'exaucer le bon Dieu !"

 

 

11

" Qu'est-ce que tu veux que je fasse ? fit-il lamentable. Tout est perdu."
" Tâche au moins de les faire se mettre aux pompes; c'est le plus pressé. Et si je ne réussis pas, construisez un radeau et partez dessus. La terre n'est pas loin. "
Alors je me débarrassai de mon ciré; solidement, je m'attachai, en écharpe, le bout de la ligne de sonde. Puis, invoquant à voix haute, en breton : Santez Ana pédet evidomp ! (Sainte Anne priez pour nous) je fis un grand signe de croix et sautai à l'eau. J'allais essayer d'établir le va-et-vient entre la terre et le navire.
Bien sûr je suis un bon nageur, et par ailleurs bâti et gréé comme on est chez nous, mais la lutte de la nuit m'avait enlevé une parttie de mes moyens. N'importe, j'allais quand même, avec toute mon énergie. A la longue, du reste, les vagues me portaient à la côte. L'important était de me maintenir sur l'eau.

 

 

12

Ce ne fut pas facile. Aux abords des rochers, les lames sont plus sauvages toujours. A chaque instant, j'étais submergé, mais je tenais bon et remontais. Au bout d'une demi-heure, j'aperçus devant moi une ligne sombre où les vagues se brisaient blanches d'écume. C'était la côte: encore un effort et nous allions être sauvés. Je ramassai toute ma vigueur et poussai de l'avant...

Alors je me sentis arrêté net par la corde attachée à moi ... Qu'est-ce que vous auriez fait, vous autres ? Je cherchai à gauche, à droite, s'il n'y avait pas un point où la côte s'avançait davantage : rien. Je dénouai l'amarre, en gardant tout juste le bout dans ma main droite, et franchis ainsi un mètre environ, mais la côte était plus loin encore. Et pendant tout ce temps-là, j'étais ballotté par les vagues.

 

 

13

Ce furent des minutes d'épouvantable angoisse. Si je lâchai, les autres étaient perdus probablement; si je ne lâchais pas, j'étais perdu avec eux, voilà tout. Car j'étais beaucoup trop épuisé pour songer à revenir au navire: avant d'avoir accompli le quart du trajet j'aurais coulé... Qu'est-ce que vous auriez fait, vous autres, à ma place ? ... Moi, je lâchai la corde...

En deux ou trois minutes, les plus pénibles de toutes, j'atteignis le rivage. Mais chaque fois que j'essayais de prendre pied sur un rocher, la mer me reprenait, pour me lancer ensuite en avant, et ce ne fut qu'après plusieurs tentatives, les mains et les genoux déchirés, la figure en sang, que je pus saisir un bout de roc. Alors je fis mon voeu :
" Sainte Anne, si je réchappe d'ici, j'irai baiser les pieds de votre statue dorée qui est sur la tour de la basilique, chez nous."

 

14

A peine avais-je achevé cette prière mentale que survint une vague monstrueuse qui me souleva comme une plume, et ... je ne me souviens plus de rien.
Le lendemain, vers midi, je me réveillai dans un bon lit; plusieurs personnes autour de moi parlaient breton. J'étais à Ouessant. La grosse vague, une des dernières de la tempête, m'avait jeté sur l'herbe, car la côte était basse où j'avais abordé. Accourus le matin vers le naufrage, des pêcheurs m'avaient trouvé et soigné et rendu à la vie. Quant au navire et à mes compagnons, on n'avait retrouvé d'eux que des épaves et des cadavres.
Rapatrié, je partis tout de suite pour Sainte Anne d'Auray. Après avoir fait trois fois le tour de la basilique, je montai tout en haut de l'escalier de la tour. Là, j'accrochai le paratonnerre et, main sur main, me hissai jusqu'aux pieds de la statue bénie et je les baisai en criant :" Merci ".

 

15

Et voilà l'histoire de mon voeu ".

--- Mais la tour de Sainte Anne a 73 mètres de haut, fis-je alors.

--- Et puis après ? Il y avait là-bas un prêtre qui disait ça aussi, et que mon voeu était une folie. Comme si ce n'était pas mon métier de grimper aux mâts ! Comme si Sainte Anne pouvait me laisser tomber là,après m'avoir sauvé à Ouessant!

D'ailleurs, c'était un voeu : il fallait le tenir. Chose promise, chose due, conclut Gwaronn, en secouant la cendre de sa pipe.

 

 

 

 

 

 

 

Récit extrait du livre de Léon Palaux,
consacré à la biographie de J.P. Calloc'h

LE
VOEU DE GWARONN de Jean-Pierre CALLOC'H
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