1 Au large de Groix, le thon donnait avec abondance, et nous tenions la mer depuis plus d'une semaine. Dans la barque, aux deux tangons abaissés jusqu'au bordage, chacun surveillait, en silence, ses lignes. C'était la fin du jour. L'homme de barre, Gwaronn, mon matelot mort noyé l'an passé, -- pour chasser la fatigue et le sommeil chantait. Sa voix montait claire dans le silence de ce crépuscule d'été.
Tu
seras pauvre, disait-il, et durant toute ta vie, |
2 Ce chant me troublait. Pour chasser l'émotion qui me gagnait, je bourrai une pipe et j'appelai : "Gwaronn ! Gwaronn ! " --- Petra ? (quoi
?) et il me regardait de ses bons yeux d'enfant candide, où
l'on retrouvait la couleur indéfinissable des vagues. |
3 Et je vais vous traduire l'histoire que nous récita, en langue bretonne, Gwaronn le marin superbe, à deux cent milles de la côte natale, devant les visages pensifs de ces grands enfants que sont mes frères les pêcheurs. Au vent et sous le vent, autour de nous, les thons fôlatraient, bondissant hors de l'eau pour replonger ensuite; la nuit lente et douce rampait vers nos voiles, si douce qu'on aurait désiré qu'elle ne s'achevât jamais. Et soudain écartant un nuage, la lune triomphale illumina la mer. Gwaronn parlait :" A cette époque-là, fils, commença-t-il, en se tournant vers moi, je naviguais au long cours, un chien de métier ! Aujourd'hui, j'ai quarante-sept ans, j'étais sur mes vingt-cinq alors. Il s'appelait Suffren, notre trois mâts ; pour filer vent arrière, il n'y en avait pas deux comme lui de Bretagne à Brest.
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4 Malheureusement, l'équipage ramassé à la hâte, ne valait pas une chique: des Rochelais, des Mokos (méridionaux), et trois Normands pour finir. Le capitaine, il est vrai, était né à Concarneau, mais ses parents venaient de Toulouse. Ainsi j'étais à bord le seul Breton. N'ayez pas peur : je ne suis pas paré de recommencer à naviguer dans ces conditions-là. De Liverpool, nous devions tout d'abord nous rendre à Lisbonne, pour compléter notre chargement, avant de faire route sur le Chili. Quand nous partîmes, c'était un jour pareil à celui-ci. Une petite brise seulement, et elle soufflait du Sud-Ouest, ce qui nous obligeait à louvoyer. Vous connaissez les manières des longs- courriers. Il y avait quelque temps déjà que nous étions à Liverpool, et naturellement, comme on avait de l'argent, on en profitait. La grande bordée eut lieu le matin du départ; et tous nos hommes, ou à peu près, avaient été ramenés à bord magnifiquement saouls. Vaille que vaille, on établit la voilure, on démarra, et en route. |
5 Il n'était peut-être pas ivre
tout à fait, le capitaine, mais lui non plus ne s'était
pas privé de faire le jeune homme, en compagnie de ses officiers,
et ils avaient tous du vent dans les voiles, comme on dit. Tout le temps
que dura l'appareillage, il jura et sacra, dans toutes les langues de
l'Ouest, contre ces "ivrognes" de matelots qui ne se rendaient
pas assez vite à la manoeuvre. Seulement, une fois sortis du
port, sa bonne humeur lui revint. Il faisait beau, n'est-ce-pas ? Et
il autorisa : "Vous pouvez boire un coup à présent
pour vous rafraîchir ". Je vous réponds que l'on ne
se fît pas dire deux fois. |
6 Mais puisque ceux-là avaient déjà avalé plus que leur compte à terre, on aurait bien pu les laisser cuver leur vin, tranquilles.
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7 Mais ils me crièrent :
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8 Le lieutenant de quart, ému par la
bonté du champagne, et l'oeil humide, cherchait la Polaire à
travers les cieux, toujours en vain. Il me demanda d'un ton confidentiel
: |
9 L'enfant était
brave; pour son malheur il obéit. A nous deux, non sans peine,
nous vînmes à bout du grand perroquet. Mais comme nous
allions monter au mât de misaine, le navire fit une embardée
terrible et la vague embarqua presque de travers. A peine eus-je le
temps de crier : "Tiens bon ! " et de me cramponner aux haubans,
que je vis le pauvre mousse emporté par la trombe furieuse, en
compagnie de quelques-uns des ivrognes qui encombraient le pont. Et
je ne pouvais, les larmes aux yeux, que jeter une bouée au malheureux
petit. |
10 En même temps, on apercevait sous le
vent à quelque distance, un feu de terre. Nous étions
sur les rochers. Fils, je te dis ceci : le désespoir ne sert à rien. Et le mien ne dura guère. Criant aux autres : " Parez-moi la ligne de sonde ! Je marchai vers l'arrière pour parler au capitaine. Il était assis contre le rouf, se retenant d'une main au panneau, et de l'autre... égrenant son chapelet. Je me plantai devant lui : "Eh bien ? On dit son chapelet à présent, quand c'est l'heure de commander et d'agir ? Quand c'était l'heure de prier, on sacrait, et on jurait, et on buvait. Aie pas peur, sacré ivrogne ! Il va t'exaucer le bon Dieu !"
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11 " Qu'est-ce que tu veux que je fasse
? fit-il lamentable. Tout est perdu."
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12 Ce ne fut pas facile. Aux abords des rochers,
les lames sont plus sauvages toujours. A chaque instant, j'étais
submergé, mais je tenais bon et remontais. Au bout d'une demi-heure,
j'aperçus devant moi une ligne sombre où les vagues se
brisaient blanches d'écume. C'était la côte: encore
un effort et nous allions être sauvés. Je ramassai toute
ma vigueur et poussai de l'avant... Alors je me sentis arrêté net par la corde attachée à moi ... Qu'est-ce que vous auriez fait, vous autres ? Je cherchai à gauche, à droite, s'il n'y avait pas un point où la côte s'avançait davantage : rien. Je dénouai l'amarre, en gardant tout juste le bout dans ma main droite, et franchis ainsi un mètre environ, mais la côte était plus loin encore. Et pendant tout ce temps-là, j'étais ballotté par les vagues.
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13 Ce furent des minutes d'épouvantable
angoisse. Si je lâchai, les autres étaient perdus probablement;
si je ne lâchais pas, j'étais perdu avec eux, voilà
tout. Car j'étais beaucoup trop épuisé pour songer
à revenir au navire: avant d'avoir accompli le quart du trajet
j'aurais coulé... Qu'est-ce que vous auriez fait, vous autres,
à ma place ? ... Moi, je lâchai la corde... En deux ou trois minutes, les plus pénibles
de toutes, j'atteignis le rivage. Mais chaque fois que j'essayais de
prendre pied sur un rocher, la mer me reprenait, pour me lancer ensuite
en avant, et ce ne fut qu'après plusieurs tentatives, les mains
et les genoux déchirés, la figure en sang, que je pus
saisir un bout de roc. Alors je fis mon voeu : |
14 A peine avais-je achevé cette prière
mentale que survint une vague monstrueuse qui me souleva comme une plume,
et ... je ne me souviens plus de rien. |
15 Et voilà l'histoire de mon voeu ". --- Mais la tour de Sainte Anne a 73 mètres de haut, fis-je alors. --- Et puis après ? Il y avait là-bas un prêtre qui disait ça aussi, et que mon voeu était une folie. Comme si ce n'était pas mon métier de grimper aux mâts ! Comme si Sainte Anne pouvait me laisser tomber là,après m'avoir sauvé à Ouessant! D'ailleurs, c'était un voeu : il fallait le tenir. Chose promise, chose due, conclut Gwaronn, en secouant la cendre de sa pipe.
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Récit extrait du livre
de Léon Palaux, |