Le 7 janvier 1917, L'écho de Paris publiait sous le titre:
"
Pour la légende "
un
article de René
BAZIN*
dont
voici le préambule :
Ceux
qui entendent, pendant un voyage, une chanson qui leur prend le coeur, ceux
qui entendent seulement une phrase belle doivent les noter, car le monde
a besoin d'être soulevé un peu...
Les poètes sont chargés, non pas seuls, de cette mission d'assistance.
Ils ne savent pas tout leur pouvoir d' allégement. Ils perdent bien
du temps en amusements vains. Mais nous, qui écoutons le vent qui
passe, nous qui recevons tant de lettres, d'essais, de demandes..., nous
éprouvons parfois, lisant la lettre d'un inconnu, cette émotion
qui ne trompe pas, et que nous devons faire partager, comme un bien de la
communauté française... C'est ainsi que je veux publier aujourd'hui
les vers d' un soldat de Bretagne...
Le lieutenant C... décrit en vers bretons du dialecte de Vannes le
guetteur dans la tranchée... Il ne m'a rien demandé; il n'a
mis dans l'enveloppe que les vers bretons, la traduction, - heureusement-
et son nom. Jugez et dites si ce n'est pas une belle chose.
La Prière du guetteur de Calloc'h suivait ce préambule. Et c'est ainsi que le barde J.P. Calloc'h, du jour au lendemain, devint célèbre.
* René BAZIN, écrivain français, né à Angers (1853-1932). Ses récits célèbrent l'attachement à la terre et les vertus ancestrales: La terre qui meurt, les Oberlé. (académicien français) --Petit Larousse illustré--
Le 6 mai 1917, L'écho de Paris publiait un nouvel article :
"
Jean-Pierre CALLOC'H "
toujours
sous la plume de René
BAZIN*
Vous vous souvenez peut-être d'un fragment de poésie bretonne, que j'ai publié ici, voilà quatre mois, le 7 janvier, sous le titre: La prière du guetteur :
Je
suis le grand veilleur, debout dans la tranchée;
Je sais ce que je suis, et je sais ce que je fais;
L'âme de l'Occcident, ses filles et ses fleurs,
C'est toute la beauté du monde que je garde cette nuit...
La pièce -- texte breton et traduction en regard -- m'était arrivée sans être accompagnée d'une lettre, sans autre indication que le nom de l'auteur, le numéro de la compagnie d'infanterie où Jean-Pierre Calloc'h était sous-lieutenant, et le numéro du secteur. Je l'avais trouvée si belle, que j'avais résolu aussitôt de partager avec d'autres l'émotion dont elle me pénétrait. Les grands poètes sont bien rares, même simplement les vrais poètes.Celui-là en était un grand, je ne crains pas de le dire. Il vient de mourir: il n'avait pas vingt-neuf ans.
Je le connaissais. Oh ! je ne l'ai pas connu ! Il aura été, pour moi, un de ceux que l'on devine, et qui passent, et qu'on ne peut rappeler; une de ces âmes rencontrées sur le chemin, dans la foule, un moment, et qui laissent au coeur tant de regrets qu'on se demande de quel nom nommer cet attrait mystérieux, et cette certitude d'une amitié perdue. J'avais répondu au lieutenant Calloc'h. Quatre ou cinq lettres échangées et une visite d'une demi-heure : c'est tout ce que nous eûmes de commun dans la vie, et je ne pense plus à lui qu'avec douleur.
Un après-midi, le 23 mars dernier, je vis entrer chez moi un homme de haute taille, robuste de corps et de visage, noir de cheveux, l'air sombre et fermé. Il s'assit devant moi, face au jour. Il tournait entre ses doigts son képi comme un béret. A peine avons-nous dit quelques mots qu'il sourit, et que je reconnus toute la Bretagne timide, délicate et profonde. Il répondait par monosyllabes, autant que possible, mais le sourire était une phrase, et même plus.
---
Vous
êtes de l'île de Groix, monsieur ?
--- Oui.
--- Permettez-moi de vous interroger : c'est une présentation. Que
faisait votre père ?
--- Pêcheur.
--- Et votre mère ?
--- Cultive la terre.
--- Je suis sûr qu'elle est une de ces mamans tendres, comme j'en
connais plusieurs, qui vivent dans l'inquiétude, à cause de
leur fils.
--- Elle est habituée à attendre.
--- L'île est croyante, n'est-ce pas ?
--- Oh ! oui.
--- Et la terre est bonne ?
Un
long sourire où toute l'île fut présente.
--- Très
bonne. Ce sont les femmes qui la travaillent. Eux, ils sont en mer. Depuis
l'âge de neuf ans, ils ne quittent guère la mer. Ils ont de
l'audace, plus que les terriens.
--- Vous naviguiez, vous aussi, je parie ?
--- Tant que je pouvais : deux mois, trois mois avec eux.
--- Ecrivez cela.
--- J'y
ai pensé.
--- Etes-vous parti comme sous-lieutenant ?
--- Non : soldat.
--- Et combien êtes-vous d'officiers, sortis de Groix ?
--- Seul.
--- Vous avez publié des poésies, déjà ?
--- Oui, dans les revues du pays.
--- Mais vous en avez de nouvelles ?
--- J'en avais une trentaine, que je ne voulais pas garder dans la tranchée,
vous comprenez. Je les ai confiées à un camarade, qui a été
envoyé dans le pays de Galles. Je lui ai écrit : je n'ai pas
reçu de réponse.
--- J'espère que ...
--- Mais oui, il reviendra bien , un jour ou l'autre.
--- Vous
publierez alors le volume. Je vous promets qu'il en sera parlé. Où
le publierez-vous ?
--- Chez un imprimeur du pays. Ce n'est guère que des prières.
Je lui donnerai pour titre : " A genoux ". Il sera publié
en français aussi.
Nous
causâmes encore un peu. J'avais cette impression, le regardant et
l'écoutant, que cet homme était un marin, un poète
d'une sensibilité extraordinaire, déjà riche de souvenirs
très rares, un soldat, et un futur prêtre. Il me promit de
revenir.
Un de ses amis, M.Yves Le Diberder, a écrit, dans le
Nouvelliste de Lorient, un bel article, pour pleurer
et célébrer le poète breton tué à l'ennemi.
"
Il
a été tué,
dit-il, en
premier ligne, par un obus, sur le nouveau front au-delà de Noyon,
dans l'après-midi de ce mardi de Pâques dernier, 10 avril 1917
... Né à Groix, en 1888, d'une famille de pêcheurs,
il fit ses études à Sainte Anne... Sous l'influence de certains
de ses maîtres, auxquels il resta toujours attaché, il sentit
s'éveiller en lui, outre une vocation ecclésiastique qui fut
malheureusement contrariée plus tard, une vocation d'homme d'action
et d'écrivain breton. Un très brillant avenir littéraire
s'ouvrait devant lui. Son nom sera sans doute inséparable de l'histoire
de la langue et de la poésie bretonnes... Parfaitement au courant
de notre langue nationale en tous ses dialectes, il y était arrivé
à une grande maîtrise. Il travaillait encore à la perfectionner,
et il aurait été un de ceux qui auront le plus avancer la
restauration et l'unification du breton littéraire. Difficilement
égalable dans la forme, il ne sera pas remplacé par le fond.
La profondeur singulièrement émouvante de quelques uns de
ses morceaux ( beaucoup sont inédits ), leur assure de vivre autant
que notre littérature."
Un peu plus loin, et pour montrer mieux quelle perte la France vient
de faire, M. Le Diberder publie une pièce que Jean-Pierre Calloc'h
écrivit au moment où il passait dans le service armé.
Elle est tout entière admirable. Je n'en puis, faute de place, citer
que des fragments :
Or, la mil neuf cent quatorzième
année après la naissance du Christ dans l'étable,
Comme la tête du Pauvre tout à coup, à la fenêtre
des mondains livrés aux danses déréglées,
Comme les trois paroles sur le mur, au temps du grand souper de Balthazar,
Comme une lune de deuil et de terreur, aveuglant chaque soleil de sa splendeur
sauvage,
Au-dessus des horizons méprisables de la catin Europe,
La face sanglante de la Guerre !
...
Comme les chanteurs de la Bonne Nouvelle, qui
vont par la Bretagne, de porte en porte, à la fête bénie
de Noël,
- En souvenir des anges qui annoncèrent la paix aux hommes la première
nuit de l'Age chrétien, -
J'ai cherché mes frères, ce soir, pour leur dire les souhaits
du barde.
Et je n'ai trouvé personne à la maison.
Les douces maisons de la Celtie sont vides, à part quelques foyers,
de-ci, de-là, où le feu depuis longtemps est éteint
Et devant lesquels on voit pleurer de pauvres femmes, et de petits enfants
qui songent, qui songent.
O mon Dieu, quelle peste a passé sur
ce pays-ci ?
Celte de la Haute Ecosse, où es-tu ? Et toi, Celte d'Irlande ? Où
donc es-tu, Celte de Galles ?
O Celte de Bretagne, mon sang, où es-tu ?
Elles sont vides, les douces maisons de la
Celtie !
Comme le soleil de l'été se levait sur la vallée, les
hommes sont partis avec leurs épées.
...
Je ne dors plus. Il y a une voix, dans la nuit d'hiver, qui m'appelle, une
voix étrange...
Bientôt je serai dans la tuerie. Quels signes y a-t-il sur mon front,
année nouvelle, verrai-je la fin ?
Et qu'importe ? Que ce soit tôt ou tard, quand l'heure sonnera d'aller
vers le Père, j'irai joyeux :
Jésus sait consoler nos mères.
Sois bénie, année nouvelle, quand bien même, au milieu
de tes trois cent soixante-cinq jours, il y aurait mon dernier jour !
Sois bénie ! Car plus de cent années ont passé sur
ce pays sans avoir connu autre chose que la colère de Dieu,
et tu contempleras, toi, ses miséricordes.
Cette poésie concise, pleine, humaine et divine, c'est-à-dire complète, qui nous la rendra ? Elle seule émeut les coeurs, les élève, est assurée de vivre pour eux. Et celui qui chantait ainsi est mort !
Ah! jeunes gens qui grandissez après ceux-là, et qui demain serez des hommes, quelle tâche sera la vôtre ! Ne cherchez pas à remplacer les poètes, qui sont des êtres marqués du signe, deux ou trois par siècle. Mais cette noblesse de tant de combattants, cet esprit viril, cette foi en Dieu, cet amour de la France, cette volonté prompte à tout donner, ce long travail de préparation, qui s'est épanoui pour d'autres en sacrifice et qui s'épanouira pour vous en action continue, voilà ce qu'il faut que vous imitiez ! En vérité, bientôt on pourra dire : " La France, ce n'est plus que vous ! " Mais vous pourrez toute la refaire.