L'aventure épouvantable de
Jeb
en OZAC'H-MEUR
Conte groisillon
Le préhistorique réveille-matin qui constituait toute l'horlogerie de l'auberge borgne des Deux Tangons sonnait, de sa voix enrouée, onze heures et demie, au moment où la rude poigne de la patronne mettait, sans délicatesse, Jeb en Ozac'h-Meur, à la porte. L'homme n'était pourtant pas tout à fait gris, mais dans cet état de demi-ébriété plus bruyant chez certains que l'ivresse complète, chez un Ozac'h-Meur, en particulier. Ce soir-là, le bilan de ses habituels exploits d'ivrogne était, d'abord, un manche à balai cassé, avec une rage, d'ailleurs injustifiée, contre le parquet de la salle, sous le prétexte épique de démontrer "qu'il n'était pas un veau "; une bouteille de vin sommairement décapitée, "parce que le bouchon était trop fond" ; enfin, un bol à boire qui, expédié par la voie des airs, opéra rapidement sa jonction avec le facies barbu de la patronne, accusée par l'ivrogne de lui faire payer, deux sous, la soutée de cidre. Cette dernière embardée lui valut l'expulsion manu militari signalée plus haut. Et l'infortuné buveur se trouva, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, affalé de tout son long sur le quai du port, ayant à peine achevé d'énoncer les considérations fort intéressantes dans lesquelles il s'était subitement lancé au dernier moment, et où il apparaissait notamment "qu' en 1870, la France avait été trahie par les caporaux, et qu'il fallait bien vous le dire, vous savez ".
-- Attrape, oreille-de-cochon ! lui lança la ménagère, en le gratifiant au bon endroit, d'un magistral coup de sabot. Ca t'apprendra à casser la vaisselle du monde sur leur figure.
Jeb ne répondit pas, et encaissa le coup, parole et geste, avec élégante simplicité que seule peut donner une longue habitude.
Cependant, on était en décembre. L'air de la nuit lui mordait le visage, et cela le rafraîchit un peu. " Je suis saoul, je suis saoul ", murmurait-il, d'un ton convaincu, en essayant de se remettre sur pied. Puis, s'apercevant que ses jambes consentaient, malgré tout, à le mener à peu près en ligne droite:
"Jujebeuh ! jura-t-il, mais il n'y a tout de même pas trop de vent dans les voiles ! Si j'avais su, je ne me serais pas laissé faire comme cela, avec Marie-Jeanne... Ca ne fait rien, elle a embarqué la bol par la figure, aussi ..." Tout en monologuant, il gravissait le raidillon qui mène du port au petit bourg.
"Quelle heure peut-il bien être, songea-t-il, tout à coup. " Bah ! en passant devant l'église, je regarderai l'horloge... Mais il doit être tard, car persoonne n'a plus de lumière." et en effet, les yeux de toutes les maisons s'étaient fermés et elles dormaient. Seule, debout là-bas à la pointe de Pen-Maén, la haute silhouette du phare se dressait dans les ténèbres qu'il transperçait, de temps à autre, des faisceaux lumineux de son feu.
Comme Job approchait du bourg, de l'encoignure d'un petit mur enclavant un champ, une forme humaine bondit. Deux mains s'abattirent sur les épaules de l'ivrogne attardé, tandis qu'à ses oreilles retentissaient, le remplissant d'effroi, ces mots bizarres: " Quand y fait chaud, il est bien et quand y fait froid, il est bien. Ben, comment y faut faire avec lui, alors ?" Puis un gros rire.
Le premier mouvement d'En Ozac'h-Meur, sentant ses épaules prises comme dans un étau, avait été de sauter de côté pour essayer de se dégager; mais, l'autre l'avait suivi dans son écart, sans le lâcher. Il restait donc là, paralysé de terreur, ne sachant si c'était à mort ou à vivant qu'il avait affaire, et sans ouvrir la bouche. Enfin, en même temps que s'éteignait le gros rire qui lui causait tant de frayeur, l'étreinte se desserra, et Jeb, s'éloignant de quelques pas, put voir que son interlocuteur avait toute l'apparence d'un marin comme lui. D'ailleurs à ce moment même, comme exprès pour le tirer d'embarras, un rayon de lune se mit à errer lentement sur le visage de l'assaillant étrange.
C'était un pauvre visage de misère, mangé par les embruns de la mer salée, comme tous ceux des vieux de là-bas. Les piquants d'une barbe courte l'envahissaient et il était couronné de cheveux gris. Sous le front labouré de rides, les yeux d'un bleu naïf semblaient vouloir se reculer toujours davantage au fond des orbites; il ne s'en échappait qu'un regard terne et qui fuyait. Quant aux vêtements, c'étaient, à peu de chose près, des haillons.
-- " Jujebeuh ! s'exclama, avec soulagement, Jeb en Ozac'h-Meur, mais c'est "François fou ! " Espèce d'innocent, tu ne pourrais pas laisser les chrétiens passer, sans leur sauter dessus ?T'as perdu sec ton gouvernail cette fois ici, toujours !"
-- " Quand y fait chaud, il est bien et quand y fait froid, il est bien, répéta l'innocent hébété.
Jeb savait vaguement que les fous, il ne faut pas les contrarier. Pour l'adoucir, il marmonna donc: "Oui, il fait froid, il ne fait pas chaud", et soudain, pris de l'idée de se venger de Marie-Jeanne, l'aubergiste, en lui jouant un bon tour, au moyen de l'innocent :
"Ecoute,fit-il, je vas te dire. A Port Tudy, dans la cour de Marie-Jeanne, à côté de la porte vitrée, il y a un gros paquet de tabac à chiquer, ;;;;;;; "bitor", long comme une aussière. J'ai une demi-part dessus; va la prendre et garde-la pour toi ".
Le fou, les yeux brillants dans leurs cavités profondes, parut à ce dernier mot, exulter. Car la chique était sa passion dominante et, pour la satisfaire, il exécutait tout ce qu'on exigeait de lui. Il se précipita immédiatement, avec mille gambades, sur la route de Port Tudy, en poussant, de temps à autre, cette exclamation sourde: " Un lion !... un lion !..." Sans doute, le pauvre homme, dans son chétif amour-propre, comparait-il ses bonds à ceux de l'animal dont il avait ouï parler autrefois, étant enfant, avant sa folie.
En Ozac'h-Meur le vit
s"éloigner avec satisfaction.
" Marie-Jeanne va sûrement se lever au bruit que va faire le fou,
réfléchit-il. Elle ne saura pas ce que c'est et elle crèvera
de peur et de froid. C'est bien fait. "
Il se remit en marche. La nuit était plus obscure encore; de gros nuages
voilaient maintenant la lune. Pas une âme dans les rues quand il traversa
le bourg. Les dernières fumées de son ivresse achevaient de
se dissiper et le choc de ses sabots, régulier, faisait résonner
le sol durci par la gelée. Mais, de la désagréable surprise
de tout à l'heure, il lui restait un vague sentiment de malaise. Et
il se mit à penser aux "endroits" qu'il aurait à traverser
et dont il avait entendu dire qu'on y voyait, la nuit, mille choses fantastiques
et terribles.
Il songea à Kergatouarn. Là, disait-on, l'ancien seigneur du
manoir aujourd'hui détruit, "revenait" tous les soirs. Et,
en expiation de son avidité passée, qui le portait à
exiger double mesure de ses tenanciers, lors du paiement des redevances en
nature, il demandait à chaque passant, en lui présentant un
boisseau comble et un boisseau plein : "Bar pé èz ?
- Comble ou plein ? " Celui qui avait le malheur de répondre
:" Bar ! - Comble ! " disparaissait pour toujours de la terre
des vivants, les autres pouvaient continuer leur route, poursuivis par les
imprécations du seigneur.
Il songea au pont de Kerlivio, où il faudrait passer ce soir. Ici,
c'était un cheval sans tête qui, dès que vous mettiez
le pied sur le pont, vous accompagnait silencieusement, épaule contre
épaule, à travers tout le vallon. Heureux encore s'il ne se
précipitait pas contre vous, vous jetant à terre et écrasant,
de tout son poids, le corps étendu. Le seul moyen de délivrance
alors était de le menacer d'un coup de couteau.
Jeb se tâta la poche pour voir si le sien y était bien. Il le
sentit sous sa main, et cela le rassura un peu.
"Mais je ne me trouvais pas très fier quand même, avouait-il
ensuite, car avant d'arriver au pont de Kerlivio j'avais encore la croix de
Saluèr-er-Bed et les Quatre chemins de Klavezig à passer."
Il lui vint alors à l'idée de chanter, pour se donner du coeur, et le voilà parti dans les joyeux couplets d'une chanson de noce:
" Ma mère, ma mère,
venez voir
Quel beau galant j'ai rencontré:
Dansons pipip, roulons clouclouc,
Toutes les jeunes filles aiment la goutte !"
Arrivé là, il prêta l'oreille. Aucun bruit. Il reprit :
"Il est au bout de l'écurie,
Ses pieds de travers dans ses sabots,
Dansons ..."
Un second temps d'arrêt. Mais rien, toujours rien que le bruit de ses sabots sur le sol gelé.
"Il est là-bas au bout de
la maison,
Un grand "pompon" jaune à son nez,
Dansons ... "
Soudain, comme il s'apprêtait à pousser le second vers du refrain, des sons lugubres retentirent dans la nuit froide, passant comme une volée d'oiseaux sinistres sur la campagne et sur la mer : " Dao ! ... dao ! ... dao ! ..."
L'horloge de la tour de l'église sonnait minuit.
Jeb frissonna, s'arrêtant net. Les mots s'étranglèrent dans sa gorge...minuit !
Il était alors à quelques pas de la fameuse croix de Saluèr-er-Bed, et la route côtoyait le petit champ où ce dernier vestige de la chapelle ancienne est debout. Jeb se rappela, avec épouvante, les traditions et les légendes qui couraient sur ce lieu. Jadis, racontait le peuple, on y avait enterré trois cadavres espagnols rejetés à la côte par le flot. Et bien que le registre paroissial, faisant mention de leur inhumation, portât qu'on avait trouvé sur eux des marques de catholicité, les dévideuses de vieilles histoires ne manquaient jamais d' affirmer " qu'on ne savait même pas si c'étaient des chrétiens ".
En tout cas, ils "revenaient" à de certaines époques, et assis sur le tertre où une herbe grasse recouvrait leurs cendres, ils imploraient les prières des passants, avec des cris terribles, en un idiome étranger.
Tous ces souvenirs dansaient, dans la pauvre cervelle de Jeb en Ozac'h-Meur, une sarabande effrénée, si bien qu'il ne savait plus quel parti prendre. Toute réflexion faite, il se décida pourtant à aller en avant.
La démarche mal assurée, le voici près du petit champ où la croix s'élève. Il ferme les yeux tout en pressant le pas, avec la terreur grandissante de voir surgir, d'un buisson, quelque ombre sépulcrale... Mais rien de semblable n'apparaît. Le champ est dépassé ... Tel un homme qui vient d'échapper à un grand danger, Jeb respire.
Respire, Jeb, mais que ce ne soit pas trop bruyamment. Car à la minuit les âmes errent, tu le sais, par les campagnes, et chaque buisson de lande, sur la terre bretonne, en cache une. Il n'est pas jusqu'aux démons qui ne choisissent cette heure pour venir tourmenter les voyageurs en état de péché; combien d'ivrognes les ont rencontrés ? Souviens-toi des histoires que racontent les fileuses, et dont la conclusion est si souvent : il ne fait pas bon courir la nuit.
A mesure qu'il approchait des quatre chemins de Klavézig, une gêne indéfinissable envahissait Jeb en Ozac'h-Meur...Il apparaît enfin, le carrefour fameux des légendes, la Croix-de-Chemins propice aux fantômes. Jeb se prépare à la franchir très vite, sans tourner la tête, comme il a fait tout à l'heure à l'autre "endroit", quand tout à coup ...
Vierge ! qu'est-ce que c'est donc cette ombre immobile, là-bas, sur la lande, à gauche du chemin ? Ce n'est pas un buisson ... voici qu'elle bouge ... on dirait un animal, une bête étrange, fantastique, qui semble l'attendre au passage... Brusquement, l'exclamation du fou sur la route du port lui revient à l'esprit: " Un lion !" Oui, il n'y a plus de doute, c'est bien cela. L'innocent l'aura vu, et aura tenté ainsi d'avertir Jeb... Mais cette bête elle-même, qui est-ce ? un vrai lion, ce n'est pas possible; il n'y en a pas dans le pays... Alors ... Jeb tremble... Le diable ...
Couvert de sueur fébrile, sans trop savoir ce qu'il fait, Jeb dessine un crochet dans la lande, à droite pour éviter la bête. Puis il regarde. L'apparition a fait quelques pas, semble-t-il. Ses sabots à la main, Jeb revient sur le grand chemin, regarde encore... Plus de doute, la bête s'avance sur lui. Alors, perdant la tête, il se met à courir, une course de folie qui lui tire de la poitrine de grands "Han ! ... Han ! ... " Malheur ! Un cri épouvantable éclate au même instant, à dix pas en arrière " meu.. eu ... un " et il entend le galop précipité de l'animal qui le poursuit. Il ne se retourne plus désormais. Il s'agit de vie ou de mort, et d'enfer. Il redouble d'efforts, jette ses sabots, atteint enfin la première maison du village de Klavézig, et avec un grand coup de poing sur la porte :
-- Mâri ! crie-t-il.
Nul ne répond. Alors, un vrai hurlement:
-- Mâri ! Mâri !
Une tête apparaît, incontinent, à la fenêtre du premier étage : Pi 'zo 'zai ? (Qui est là ?) interroge-t-elle.
-- Moi, Jeb! Eh bien ! toi Jeb, reste dehors. On ne vient pas réveiller le fils de l'homme, à cette heure-ci.
-- Ouvre, râle-t-il. Si tu savais ce qui se tient là près de moi, tu ouvrirais. Viens ouvrir.
Il y a tant d'angoisse, de vraie souffrance dans sa voix, que Marie a pitié. Elle descend, tourne la clé. Aussitôt, la bousculant, laissant derrière lui la porte grande ouverte, Jeb se précipite dans la maison, se jette sur le coffre et ne dit plus mot. En maugréant, Marie referme l'huis, puis s'avance, sa bougie à la main, vers l'ivrogne.
--Eh bien ! Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce que tu as vu ?
Jeb a un grondement sourd: " Le diable ! " jette-t-il. Et il se retourne du côté du mur, pour dormir. Après avoir essayé, en vain, de lui tirer quelque autre parole, Marie se décide à se recoucher aussi.
Le lendemain, au petit jour, quand elle descendit faire le ménage, Jeb était toujours affalé sur son coffre, seulement, il ne dormait pas. Elle réussit, alors, à lui faire raconter toute son aventure. Et, sévère:
-- Ca t'apprendra, ivrogne, à rester boire le soir à l'heure où tous les chrétiens dorment. C'est très bien fait. Et si tu recommences, puisse le diable t'emporter avec lui !
-- Je ne recommencerai plus, fait Jeb sincèrement. Et Marie sortit pour aller traire les vaches. Mais à peine avait-elle fait deux ou trois pas dehors, qu'elle rentrait en courant, riant comme une folle :
-- Jeb, dépêche-toi, viens voir ton diable qui est là au bout de la maison, à t'espérer, quand tu vas sortir.
-- 'Ris pas, donc, 'ris pas ! protestait Jeb. Puis, comme il faisait grand jour à présent, il se laissa mener jusqu'à la porte.
-- Il a dû s'égarer hier dans la lande, expliquait Marie. Alors quand il t'a vu, lassé d'attendre qu'on vienne le chercher, il t'a suivi. Regarde-le, tiens".
Jeb, pas encore trop rassuré, regarda. Et tout de suite, il resta pétrifié de stupeur et de honte. Le lion que son imagination enfiévrée se représentait si terrible, le fantôme, le diable devant les griffes de qui il avait fui si vite, se tenait debout sur la route, le contemplant de ses bons yeux ronds pleins de caresses humides et d'humble soumission. Car c'était ... Malédiction rouge ! C'était un veau.
Jean-Pierre CALLOC'H